"Il faut avoir une exigence beaucoup plus grande à l’égard de l’idéal de la démocratie"

Dans son dernier ouvrage Open democracy : reinventing popular rule for the 21st century, Hélène Landemore(1) théorise de nouvelles formes de démocratie non électorales. Pour nous, elle revient sur la Convention citoyenne pour le climat et imagine un futur où tous les principes d’une démocratie authentique, qu’elle décrit dans son livre, auraient été adoptés. Une utopie vraiment?

Missions Publiques : Dans votre ouvrage, vous revenez sur la crise démocratique, voire le « déficit » de démocratie de nos sociétés aujourd’hui. En tant que Française vivant aux Etats-Unis, diriez-vous que cette crise est la même des deux côtés de l’Atlantique ?  Est-ce un phénomène mondial ?

Hélène Landemore : Oui, je pense que la crise démocratique est un phénomène mondial. Il y a deux grandes causes à cela : des phénomènes exogènes comme la mondialisation qui a déstabilisé les démocraties en amplifiant les inégalités économiques en leur sein ; et le fait que nos démocraties ne sont finalement pas si démocratiques que cela. Elles sont fondées sur le principe de l’élection et concentrent le pouvoir entres les mains d’une élite socio-économique – un peu renouvelée certes par le non-cumul des mandats – qui prend des décisions au nom des autres. Je pense qu’il faut avoir une exigence beaucoup plus grande à l’égard de l’idéal de la démocratie. Le diagnostic que je fais dans mon livre est qu’il y a un biais non seulement oligarchique mais cognitif introduit par le principe de l’élection qui n’est pas compensé par d’autres formes de participation citoyenne.

Si cette crise démocratique est mondiale, elle se manifeste de manière différente selon les pays. Aux Etats-Unis, elle est très prononcée. Depuis 30 ans, les Etats-Unis ont fait le choix du néolibéralisme à l’extrême : ils se sont exposés à la compétition chinoise notamment, ils ont délocalisé une grande partie de leurs entreprises. Ce sont des choix qu’ils payent très cher : la classe ouvrière américaine a été décimée. Résultat, elle est tentée par le populisme d’un Trump, qui lui-même est tenté par l’autoritarisme. A cela s’ajoute des inégalités économiques énormes qui sont, malgré tout, plus limitées dans les pays européens. Aux Etats-Unis, 82% des gens du Congrès font partie des 10% des gens les plus riches de la population(2). Bien sûr qu’ils répondent aux intérêts des lobbies et des gens qui les financent ; il faudrait être naïf pour penser le contraire. D’après certains politistes(3), il y a exactement zéro corrélation entre ce que veulent les majorités américaines et les politiques publiques une fois que l’on prend en compte les préférences des 10% les plus riches de la population ! Si c’est vrai, c’est tout simplement hallucinant : cela suggère que les majorités n’ont aujourd’hui pas d’influence causale sur la politique publique aux Etats-Unis. Comment peut-on dire qu’il s’agit d’une démocratie ? C’est au mieux une démocratie « par coïncidence » : les majorités obtiennent ce qu’elles veulent quand leurs préférences correspondent à celles de la minorité économique dominante. En Europe, c’est sans doute moins grave, car les inégalités sont moindres et l’argent ne joue pas un rôle aussi grand dans les élections (même si en France la mobilité sociale est plus faible encore qu’aux Etats-Unis). Ce qui me frappe, c’est que l’idéologie dominante masque cela. On se gargarise du mot démocratie, mais en fait, quand on regarde dans le détail, l’opinion du peuple ne compte pas. Autant l’admettre. On vit dans des « éléctocraties » libérales et confortables certes mais où le peuple ne gouverne pas, ni directement ni même indirectement. Il faut reconquérir la radicalité du concept de l’idée de « pouvoir par le peuple » pas juste « du » ou « pour le peuple. »

(1) Hélène Landemore est professeure associée de science politique à l’Université de Yale. Ses recherches portent entre autres sur la théorie démocratique, l’épistémologie politique, les théories de la justice.
(2) Dans un récent article pour Terra Nova, Hélène Landemore revient sur la fatigue d’un système rongé par l’argent et verrouillé au niveau constitutionnel 
(3) « Testing theories of American politics », Martin Gilens et Benjamin Page dans Perspectives On Politics, 2014
"On vit dans des ''éléctocraties'' libérales et confortables certes mais où le peuple ne gouverne pas, ni directement ni même indirectement.

Crédit photo : Stephanie Anestis

Hélène Landemore

Professeure associée de science
politique à l’Université de Yale

Missions Publiques. Vous analysez certains mécanismes de la Convention citoyenne pour le climat(1) et faites notamment allusion à la constitution d’un 6e groupe de citoyens, l’escouade, composé de « leaders naturels ». Ces processus sociaux viennent-ils perturber ou servir les processus délibératifs ?

Hélène Landemore. Dans tout groupe humain, il y a des leaders qui se révèlent. Ce sont eux qui vont dominer la logique de groupe et l’influencer, parfois de manière disproportionnée. Ces gens-là impulsent des dynamiques, ont souvent des bonnes idées, une vision, et sont capables de faire sortir les gens de leur coquille. Leur rôle au sein du groupe est important, il ne faut pas les brimer. Mais il faut faire attention à ce qu’ils soient distribués dans l’ensemble des groupes et sans jamais se retrouver dans une position de dominants. Quand on les concentre dans un groupe, comme ça a été fait par inadvertance dans « l’escouade » de la Convention citoyenne pour le climat(2), c’est problématique. Tous ces leaders naturels qui avaient été distribués de manière aléatoire se sont concentrés dans l’escouade, provoquant des réactions critiques d’une partie des membres de la Convention. Pour éviter toute polémique, le comité de gouvernance, qui l’avait créée, a donc dissout l’escouade au bout de deux sessions. Notez que ce semi-fiasco de l’escouade pose des questions sur la bonne gouvernance de ce type d’assemblée. L’escouade a été créée et dissoute sans véritable consultation avec les citoyens ou vote de leur part sur la pertinence de chaque décision. C’est sans doute compréhensible dans le contexte d’une première expérimentation de ce type, à cette échelle, avec les contraintes de temps et de moyens du moment.

Si les conventions se pérennisaient, cependant, il faudrait repenser la gouvernance de ce type d’assemblée sur le modèle des assemblées d’élus, avec un pilotage qui ne soit pas extérieur à leurs membres et pourrait peut-être là encore être fondé sur la sélection par le sort. Sinon, ça ressemble trop à du paternalisme. La vertu du tirage au sort, c’est de permettre d’éviter l’enkystement des aristocraties naturelles. Le tirage au sort est un rebrassage naturel qui évite en quelque sorte la consanguinité sociale et cognitive.

 

Missions Publiques. Emmanuel Macron a pris l’initiative de cette Convention citoyenne. Diriez-vous qu’il a fait preuve de courage politique, de clairvoyance, d’opportunité ? En faisant fi des imperfections de ce processus, si vous étiez Emmanuel Macron, que diriez-vous à vos collègues lors du prochain G7 au sujet de ces processus ? Y aller ou pas ? Et pourquoi ?

Hélène Landemore. Les trois mais je nuance. Ce qui est décevant, c’est que ce type de processus ne semble pas être si central dans la philosophie du président. Dans un récent entretien sur sa doctrine(3), Emmanuel Macron ne parle pas du tout de démocratie participative ou délibérative. Il parle de rupture du capitalisme, ce qu’il envisage, lui, pour y répondre. Mais il ne dit rien sur le « nous », sauf celui entre dirigeants. Rien non plus sur les limites de la démocratie électorale en tant que telle. Il évoque mai 68 sans mentionner qu’il s’agit aussi des débuts de la démocratie participative. Il n’évoque même pas ses propres réussites sur le sujet comme, dans une certaine mesure, le Grand débat et surtout la Convention citoyenne. Ce n’est pas dans son approche géopolitique globale et pourtant Dieu sait que l’Europe et le monde auraient aussi besoin de délibération et de participation citoyennes. On a le sentiment que la démocratie délibérative et participative reste pour lui reste de l’ordre du tactique et du réactif, et non de l’ordre du stratégique et du long terme. Je pense que c’est une erreur. Il faut que ça devienne une partie intégrante de la philosophie du prochain mandat. C’est une vague qui ne va pas s’arrêter, il faut que tout le gouvernement la surfe avec bonne foi.

Le danger, c’est de ne pas penser à l’après. Dans le cas du Grand Débat et de la Convention citoyenne, il n’y a pas véritablement eu de pensée de l’après claire. La promesse extravagante du sans filtre se heurte aujourd’hui à tous les filtres existants. Alors si Emmanuel Macron devait donner un conseil à ses collègues, je dirais, c’est oui, allez-y, sinon, de toutes façons, c’est le camp populiste qui va l’emporter. Mais allez-y avec encore plus de culot et d’ambition en réfléchissant bien à l’avance à l’impact attendu et à la manière de traduire tout cela. Réfléchissez aussi à une institutionnalisation de ces assemblées citoyennes sur le long terme. Concrètement, cela signifie non seulement mettre de vrais moyens financiers et des compétences au service des conventions citoyennes et prendre un engagement concret et réaliste sur la gestion de l’après (que peut-on faire exactement des recommandations citoyennes) mais aussi offrir des garanties—comme une évaluation indépendante du processus (grande absente de la Convention). Cela signifie aussi forger un vocabulaire nouveau : il vaudrait mieux selon moi parler de « représentation citoyenne » pour caractériser les assemblées tirées au sort plutôt que de maintenir la fausse dichotomie démocratie représentative/démocratie participative. Affronter de face la question de la distribution des rôles entre représentants élus et représentants tirés au sort me semble le challenge conceptuel et pratique des années à venir. Sur ce dernier point, la Convention citoyenne pour le climat aurait peut-être bénéficié d’associer les parlementaires à ses travaux plus en amont, afin de commencer un processus d’apprivoisement mutuel. On peut invoquer à l’infini la « complémentarité » entre les deux groupes mais au fond c’est dans la pratique que celle-ci va se déterminer. Enfin le président devrait conseiller à ses collègues de faire attention au choix des mots. La petite phrase sur les « amish » était maladroite à l’égard des 150.

(1) Cf. chapitre « The democratic legitimacy of self representation »
(2) Les 150 membres de la Convention citoyenne pour le climat étaient répartis en 5 sous-groupes de travail thématiques : se loger, se déplacer, se nourrir, travailler-produire, consommer.
(3) « La doctrine Macron : conversation avec le président français », le Grand Continent, 16 nov.2020

Affronter de face la question de la distribution des rôles entre représentants élus et représentants tirés au sort me semble le challenge conceptuel et pratique des années à venir.

Missions Publiques. La démocratie du 21e siècle doit reposer, selon vous, sur 5 principes : droit à la participation, la délibération, le principe de la majorité, la représentation démocratique et la transparence.  Vous imaginez un scenario où les temps électoraux seraient minorés. Partons en 2040, année où tous vos principes ont été adoptés démocratiquement et sont devenus une pratique courante. Pourriez-vous nous raconter un cycle politique, entre 2040 à 2045, vu par un.e citoyen.ne. ?

Hélène Landemore. Les élections de représentants seraient minorées en un sens mais pas les moments de vote ! Dans ma vision, il y aurait beaucoup plus de droits à la participation qui permettent d’initier un référendum par exemple, non pour choisir des représentants mais pour prendre des décisions. On pourrait envisager par an, disons, 3 à 4 référendums à choix multiples (ou pour cadrer avec le droit français 3 à 4 journées référendaires comprenant des référendums multiples le même jour). Ces référendums pourraient être organisés à la suite de conventions citoyennes, pour valider ou non leurs propositions. On pourrait envisager une maison du peuple avec 150 à 300 représentants lotocratiques, qui organiseraient 3 conventions par an sur des thèmes particuliers. La fonction de ces représentants lotocratiques serait entre autres d’organiser cet agenda, comme en Belgique de l’est[1]. Par ailleurs les citoyens, s’ils en ressentaient la nécessité, auraient la possibilité d’initier eux-mêmes des référendums sur des sujets de leur choix, pourvu que la proposition atteigne un nombre de signatures raisonnable.

Du coup, entre 2040 et 2045, il n’y aurait qu’une seule élection de représentants mais des actes citoyens bien plus nombreux. Si on prend juste les référendums organisés de manière un peu systématique par une Assemblée du Peuple permanente, on peut imaginer au moins 3 à 4 référendums par an à choix multiples sur 3 ou 4 questions… Sur 4 ans, on aurait 12 référendums sur 36 questions d’importance. Si on prend l’hypothèse haute, ce sont 16 référendums, 64 questions. Ça change complètement l’influence des majorités sur les décisions et cela devient impossible de les ignorer. Les thèmes envisagés pourraient être ceux proposés par la Convention citoyenne pour le climat comme la rénovation obligatoire, le crime d’écocide, le moratoire sur la 5 G. Mais ce pourrait être d’autres thèmes comme la décriminalisation de la marijuana, la réintroduction de l’ISF, l’immigration par quota, le régime des retraites, le projet de réforme de l’enseignement supérieur ou tout simplement cet énorme plan de relance sur lequel le gouvernement n’aura, au final, que très peu consulté les citoyens. En 2040, nous avons donc tous ces votes et on va aux urnes au niveau national 3 à 4 fois par an. Plus évidemment, les citoyens décident d’initier eux-mêmes des référendums par le bas pour ainsi dire, mais je soupçonne qu’ils auraient beaucoup moins de raison de le faire dans mon système. Ces votes sont précédés de campagnes, de débats politiques dans les médias, dans les familles etc.

Donner le pouvoir par le hasard à des gens de toutes les catégories sociales, c’est aussi une manière de refaire corps social.

Je considère que cela change considérablement la nature de la démocratie dans laquelle on vivrait. Les gens se sentiraient plus influents, car ils seraient plus influents. Le principe de droit de participation et de majorité seraient respectés. Avec cette incitation à être informés, les citoyens deviennent plus informés : ils parlent politique, le principe de délibération est mieux réalisé et respecté. Comme ils comprennent mieux le système, ce dernier est plus transparent. Dans le même temps, les citoyens attribuent moins la responsabilité de leur mécontentement aux élus… et ça tue dans l’œuf les tendances au complotisme, l’attitude d’opposition systématique, il y a moins de manifestations, moins de violence. Et on aurait en partie résolu cette crise de la démocratie. Pas tout bien sûr, je ne nie pas les autres facteurs comme la mondialisation, les nouvelles technologies, le terrorisme etc. Mais si on a 3 conventions citoyennes par an au niveau national, cela fait au minimum 450 personnes dispersées sur tout le territoire qui polliniseraient, transmettraient de l’information, éduqueraient… Et on peut espérer que les maires de villages aussi adopteraient ces processus, avec des jurys citoyens de 25 personnes par exemple. Imaginez l’énorme levier pour recréer du lien social, mais aussi des emplois ! Donner le pouvoir par le hasard à des gens de toutes les catégories sociales, donner de la voix aussi aux jeunes, un point d’entrée dans le système à tous ces gens qui n’ont pas de réel pouvoir dans le système actuel, c’est aussi une manière de refaire corps social.

(1) Un conseil citoyen tiré au sort est chargé d’organiser 3 conventions par an
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