Missions Publiques. En tant qu’institut de recherches, vous pilotez et commanditez de nombreuses études (recherche universitaire, sondage ou focus groupe etc.). Qu’apportent les forums citoyens à ces dispositifs ?
Sylvie Landriève. Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est un terme polysémique. Nous étudions la place que les déplacements prennent dans les modes de vie contemporains pour que les modes de vie futurs aident à la transition écologique. Nous partons également de l’idée que les modes de vies sont le produit d’un arbitrage entre ce que nous avons envie de faire et ce qui nous est imposé. La mobilité est un sujet extrêmement quotidien et pourtant, l’avis des gens est peu demandé. Il y a donc une pertinence spécifique à organiser des forums citoyens sur ce sujet. Prenons un exemple concret : depuis le déploiement de l’automobile, à la période de l’après-guerre, les villes sont organisées de façon à laisser une place prépondérante à la voiture : tous les espaces publics sont quasiment exclusivement réservés à la circulation rapide et vous ne pouvez plus laisser les enfants jouer dans la rue. Aujourd’hui, la vie des enfants à la ville se résume à l’espace clos de la crèche, à celui de l’appartement et celui du square. Sinon, ils tiennent la main d’un adulte. A-t-on demandé leur avis aux habitant.e.s ? Sur l’organisation de la ville ? Sur la possibilité ou non que les enfants ne puissent plus jouer dans la rue ? C’est une des raisons pour laquelle nous voulons absolument avoir l’avis des citoyen-ne-s, car nous sommes convaincu-e-s que les territoires structurés par la mobilité n’auraient pas le même langage ni la même physionomie si les habitant.e.s, les touristes, et les personnes qui y travaillent définissaient l’espace public de leur rêve.
La première raison d’organiser ces forums citoyens est donc la pertinence, la deuxième est l’efficacité. La démocratie représentative ne fonctionne pas si parfaitement pour que nous puissions considérer qu’elle suffise aux citoyen-ne-s. Le mouvement des Gilets Jaunes est pour nous extrêmement révélateur car c’est un mouvement social qui éclot sur une crise de mobilité à partir de trois décisions de la démocratie représentative top-down : la réduction de la vitesse sur les routes secondaires, l’augmentation du prix du diesel et une taxe carbone envisagée. Que disent les personnes qui se revendiquent Gilets jaunes [1] ? Elles veulent bien participer à la transition écologique mais elles veulent la garantie que leur effort serve, et que ce dernier soit égalitaire. Or les politiques fondées sur la taxation, comme celle du carburant, sont par définition inégalitaires. L’esprit de nos Forums citoyens est donc de prendre en compte la diversité des désirs et de laisser aux citoyens la possibilité de fixer les objectifs. Les idées des habitant.e.s ne sont pas uniquement le produit de la sociologie, mais elles sont aussi le fruit des rencontres, des convictions et des débats.
Missions Publiques. Quel regard portez-vous sur ces « nouvelles » formes de participation que sont les conventions citoyennes ?
Sylvie Landriève. Nous avons en effet suivi de très près la Convention citoyenne pour le climat, et particulièrement le groupe de travail « se déplacer ». C’était une façon pour le Gouvernement de réussir à sortir par le haut de la crise sociale qui a précédé en réunissant de façon représentative une centaine de citoyen-ne-s alors que les institutions ne le prévoient pas, et ce, sur un sujet primordial pour le futur. Sur le plan de la démocratie participative, il va être difficile de revenir en arrière. De ce point de vue, c’est formidable. Pour autant, nous avons décidé de maintenir notre Forum citoyen car la critique que je ferais à la Convention citoyenne pour le climat, c’est que l’objectif donné – la réduction de 40% des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050 – n’a pas été discuté. En caricaturant un peu, on a demandé aux citoyen-ne-s s’ils/elles avaient de meilleures idées que celles des expert-e-s. Inondé-e-s d’informations, ils/elles se sont transformé-e-s en petits expert-e-s. Les membres de la Convention ne sont pas positionnés sur des convictions ou sur une conception de la société (plus libérale ? plus égalitaire ? etc.. Ils ont dû choisir entre des propositions d’experts-e-s. La magie du système fait que les citoyen-e-s ne sont pas idiot-e-s et ne sont pas complétement entrés dans le schéma. Pour résumer, il y a presque un problème de fond, sur la compréhension de la démocratie participative. C’est aux citoyen-ne-s de donner l’objectif et après aux expert-e-s de se creuser les méninges pour trouver des solutions.
J’ai été auditionnée dans le groupe « se déplacer » et j’avais préparé comme une experte une proposition disruptive que j’ai rangé au dernier moment, car je suis passée après l’intervention de l’ADEME qui a présenté de façon détaillée tout ce que faisait l’Etat. Pourquoi convier les citoyens si on connaît déjà toutes les solutions ? Pourquoi l’expertise ne se discuterait pas ? Il y a bien entendu des faits indiscutables : le réchauffement climatique est d’origine anthropique, c’est un fait. Mais quel est le responsable dans l’organisation humaine du réchauffement ? Est-ce anthropocène, c’est-à-dire lié à la nature humaine ? Ou est-ce que c’est le capitalocène ? etc. Ces questions ne relèvent pas du domaine de l’expertise. C’est un débat, un point de vue sur la société, le diagnostic et les propositions pour le surmonter.
"La crise sanitaire est en quelque sorte une crise de mobilité.
Crédit photo : Forum Vies Mobiles
Sylvie Landriève
Co-directrice de Forum Vies Mobiles
Missions Publiques. Vous avez mené une enquête internationale sur les aspirations liées à la mobilité et aux modes de vie [2]. Deux tendances fortes ont émergé : le désir de proximité et le désir de ralentir. Comment analysez-vous ces résultats au regard de la crise ?
Sylvie Landriève. Si on fait le lien avec la question précédente : le désir de ralentir fait-il l’objet de la moindre politique ? Le désir de ralentir n’est pas un objectif d’experts, il n’y a pas de politique de ralentissement et pourtant nous avons interrogé 12 000 personnes et 9 personnes sur 10 désirent ralentir. Dans nos forums citoyens, nous leur demandons de décliner ce désir de ralentissement et de proximité sur des sujets qui impactent la mobilité comme le travail, les loisirs…. Dans un dispositif participatif, la perspective de travail des citoyen.ne.s est complètement renversée.
La crise sanitaire est en quelque sorte une crise de mobilité. La mobilité n’est pas, bien entendu, la raison de la crise mais elle est celle de la propagation du virus. Avant le transport rapide, la pandémie de peste s’était répandue grâce aux voies de circulation, aux anciennes routes de la soie. Là, nous avons le même phénomène par les voies aériennes et maritimes. Les grands flux de circulation et de concentration des habitations structurent la diffusion de l’épidémie. Au niveau micro, si nous analysons le vécu des Français-e-s lors du premier confinement, nous retrouvons certains points de notre grande enquête. Dans ce cas précis, le ralentissement est imposé par le confinement donc il ne s’agit pas de se féliciter de ne pas pouvoir sortir de chez soi ; en revanche, celles et ceux qui le peuvent quittent leurs petits logements pour aller dans la maison de famille, la résidence secondaire ou chez des ami-e-s dans une maison, avec jardin etc. Ce que nous retrouvons, c’est cette aspiration à vivre plus proche de la nature, et qui fait écho au fait que la crise de la Covid a un lien avec la vie urbaine et l’industrialisation de l’économie.
Autre exemple de décalage entre le désir des gens et les politiques menées : le confinement a été l’occasion d’un formidable déploiement du télétravail. Avant le premier confinement, entre 3 et 7% de la population active télétravaillaient au maximum un jour par semaine. Après le confinement, 30% de la population active télétravaillaient 5 jours sur 5. A la sortie du confinement, une personne sur deux souhaitait maintenir cette situation. Or, nous savons que les déplacements contraints sont essentiellement liés au travail. Au-delà du confinement, le télétravail pourrait être un levier au désir de ralentir. Ce que nous montre la recherche, c’est que, pour que les choses changent, il faut que les personnes puissent en faire l’expérience. Quand nous sommes obligés de changer, nous révolutionnons un peu notre schéma de pensée. C’est aussi le cas pour les entreprises, qui étaient extrêmement opposées au télétravail, selon la vieille pratique du management par le contrôle visuel. Actuellement, le droit au télétravail existe mais il n’est pas appliqué. Si le confinement est une imposition, il est l’occasion de se questionner et d’étudier ce droit.
Missions Publiques. Le Forum Vies Mobiles est financé par la SNCF et totalement indépendant scientifiquement. Comment vos travaux irriguent-ils la stratégie de l’entreprise ?
Sylvie Landriève. Nous avons une difficulté pour impacter les activités et les décisions stratégiques de la SNCF comme celles des entreprises en général car l’institut réfléchit au long terme et les entreprises se projettent à 3, 5 ans et rarement à plus de 10 ans. De leur côté, les institutions sont structurées pour penser à court terme et un élu se projette à l’horizon de son mandat. Quand nous abordons le problème du réchauffement climatique par exemple, nous devons nous projeter sur plusieurs décennies. Finalement, ceux qui se projettent le plus loin dans le temps, ce sont les citoyens qui le font au moins à l’horizon de leur propre vie et de celui de leurs enfants. Ce sont eux qui sont les plus à même de réfléchir à long terme. Le Forum Vies Mobiles s’emploie à diffuser les résultats de ses recherches auprès des entreprises et des acteurs politiques. Nous n’hésitons pas à leur présenter des scénarios de rupture, alors qu’ils sont plutôt habitués aux scénarios tendanciels. Mais nous voyons bien qu’avec la crise sanitaire, le scénario de rupture s’impose. Avec notre Forum citoyen, nous espérons changer la donne. Nous avons la volonté d’élaborer un programme citoyen et de le faire connaître le plus largement possible. Montrer ce que veulent les gens, c’est permettre de voir le monde différemment.