"Il faut s’acculturer au recyclage urbain"

Jean Guiony est directeur adjoint d’Action cœur de ville, un programme dédié à la redynamisation des centres-villes de 222 villes moyennes (1) en France. Il est membre du comité scientifique de notre programme La Fabrique participative pour l’avenir des villes moyennes. A ce double titre, il revient pour nous sur la géopolitique des territoires, la participation citoyenne et sa vision du modèle de développement des villes moyennes.

Missions Publiques : Comment la « géopolitique » des territoires influence-t-elle les décisions des exécutifs locaux ?

Jean Guiony : Dans la décentralisation, il y a un impensé concernant les villes moyennes. Le partage des compétences est tel qu’il existe des concurrences entre les centres-villes et les périphéries, et entre les villes centres et les périphéries. Vous avez des mécanismes de tiraillements voire de compétition parfois entre des collectivités qui peuvent s’exercer encore aujourd’hui avec des leviers fiscaux et fonciers : la fiscalité qu’un maire peut appliquer sur sa commune pour les ménages et les entreprises ; et le foncier, qui coûte moins cher, plus disponible en périphérie que dans la ville centre.

Je pense qu’une partie de la situation des entrées de villes françaises est dû à cet émiettement et cette compétition entre de très nombreux territoires où chacun-e essaie de tirer son épingle du jeu en accueillant une zone économique, une zone commerciale etc. Ce que nous avons observé sur les 222 villes moyennes du programme, c’est qu’elles sont globalement en suroffre de commerces si on regarde l’ensemble du bassin de chalandise, le grand territoire. Dans les années 80, 90, l’attractivité de tout, à tout prix, et n’importe où, était le seul modèle que l’on prônait.

Cela invite à penser les enjeux à une échelle interterritoriale. Avec Action cœur de ville, nous avons fait le pari que l’ensemble d’un territoire, celui du Département et même de la Région, serait revitalisé seulement si son agglomération polarisante et sa ville moyenne était elle-même revitalisée et que cette dernière le serait, à son tour, si son centre-ville bénéficiait d’une meilleure attractivité.

Missions Publiques : Comment alors traitez-vous les liens entre villes centres et périphéries dans le plan Action cœur de ville ?

Jean Guiony : Nous assumons depuis l’origine du programme ce fonctionnement en poupées russes et le fait que nous ayons un plan d’investissement public pour les centres-villes. C’est d’autant plus assumé que nous avons fait le constat, au travers de divers rapports administratifs et politiques, que les centres-villes – avec des situations extrêmement contrastées selon les villes – avaient souffert d’un grave manque d’investissement public et d’entretien ces dernières années. Le centre-ville est le lieu historique d’accumulation de toutes les formes de capitaux (social, économique, bâti, patrimonial…) et où se concentre le plus grand nombre de services. C’est donc le plus coûteux à entretenir.

Ensuite, la ville est obligée de définir son périmètre de centre-ville et son périmètre d’études. La première phase d’un plan Action cœur de ville – une phase de diagnostic et d’élaboration de projet qui dure entre quelques mois et deux ans – est portée sur l’ensemble de l’agglomération. A la deuxième phase en outre, la ville établit un plan d’actions qui porte le centre-ville lui-même mais aussi sur toutes les zones qui concourent à la revitalisation du centre-ville, comme le quartier de la gare par exemple. Pourquoi une définition plus large ? Parce qu’un centre-ville est amené parfois à muter, parce qu’il s’est déplacé ou parce qu’il se rétrécit (2). Il existe des collectivités qui possédaient un centre-ville avec un circuit marchand beaucoup trop large, avec trop de petits locaux commerciaux, ce qui correspond à une situation du 19e siècle. Aujourd’hui, certaines villes n’ont ni la chalandise ni les commerces et la priorité pour les revitaliser avec la même volumétrie, et la clef, pour croître à nouveau, est de réduire le centre-ville.

La stratégie Action cœur de ville est décidée par le maire de la ville centre et le président de l’agglomération. Elle est délibérée en conseil municipal et aussi dans le conseil communautaire. C’est donc un projet qui est porté par l’ensemble de l’agglomération. Un outil est venu s’ajouter : l’ORT, l’opération de revitalisation du territoire créée par la loi Elan (3). Il a permis de toucher certaines périphéries et les centralités dites secondaires avec des facilitations réglementaires : des défiscalisations dans l’ancien qui favorisent la réhabilitation plutôt que la construction neuve, un « permis d’aménager multisites ». Dans le périmètre de l’ORT, il n’y a pas d’autorisation d’exploitation commerciale nécessaire pour s’implanter mais, à l’extérieur de ce périmètre le préfet peut suspendre les exploitations commerciales…. Cet outil qui s’est déjà déployé dans la quasi-totalité des villes Action cœur de ville va nous permettre d’amener de la cohérence : un urbanisme commercial plus choisi que subi, et de résoudre une partie de ces « concurrences » entre centres-villes et périphéries.

Il ne faut pas nier non plus qu’en étant un plan de revitalisation des centres villes, nous sommes aussi un plan d’action contre l’étalement urbain. Et bien entendu, nous espérons tirer des financements y compris des promoteurs et des investisseurs vers de la réhabilitation en centre-ville même si les coûts sont encore plus importants que de la construction neuve en périphérie, nous créons des outils favorables à la réhabilitation (nouvelle exonération fiscale sur les travaux réalisés en réhabilitation depuis 2019). Enfin, il faut aussi acculturer les élu-e-s et les citoyen-ne-s, et c’est très largement le cas en ce moment, à cette culture de la réhabilitation, du recyclage urbain plébiscitée aujourd’hui avec la transition écologique.

Selon le dernier sondage IFOP – Action cœur de ville – Villes de France, 84% des Français souhaitent habiter dans une ville moyenne.

Missions Publiques : Quel est votre avis sur l’impact réel ou supposé de la crise sanitaire sur la migration des métropolitains vers les villes moyennes ?

Jean Guiony : Le désir des villes moyennes se ressent dans les intentions et dans le marché immobilier mais avec mesure. Selon le dernier sondage IFOP – Action cœur de ville – Villes de France, 84% des Français souhaitent habiter dans une ville moyenne (4). Y compris parmi la population généralement la plus rétive à ce type de territoire, c’est-à-dire les jeunes étudiants et les jeunes actifs, 36% aspirent à s’y installer. Ces chiffres sont en augmentation assez importante.

Par ailleurs, nous avons construit un baromètre de l’immobilier des villes moyennes avec le conseil supérieur des notaires de France : entre 2018 et 2019, les ventes ont augmenté de 8% dans les zones périphériques des villes moyennes et de 10% dans les villes centres. Le dynamisme des ventes (la vitesse de circulation des transactions) est plus important au sein des villes centres qu’au sein des villes périphériques. C’est un petit dynamisme même si les prix, eux, restent très faibles. Avec la crise sanitaire, un autre phénomène est venu impacter très fortement ce rapport centre-ville – périphérie, avec la crise Covid, c’est le regain d’intérêt pour les commerces de proximité y compris dans les pratiques. Nous nous attendons à une sinistralité très importante de commerces dans les mois à venir. C’est dommage car nous avions réussi à stabiliser la vacance commerciale autour de 13% dans les centres-villes des villes moyennes. S’il existe de la vacance commerciale en périphérie, les gros centres ont les reins plus solides pour traverser ce genre de crise. Avec les règles (confinement, couvre-feu), il y a eu un développement de la livraison à domicile et du drive qui sont des pratiques pour l’une périphérique et pour l’autre consommatrice d’énergie.

Nous avons recensé, dans 116 villes moyennes françaises, les mesures d’urgence qui ont été prise par les maires : 29% sont des mesures de subvention et d’aides financières pour les commerces (participation directe à des fonds de soutien locaux etc.), 26% des mesures d’exonération (annulation de loyer, redevance d’occupation du domaine public pour les restaurants etc.), 17% des mesures de numérisation… Il y a donc avec la Covid19 cet impact économique délétère d’un côté, et ce souhait de plus grandes aménités urbaines de l’autre, car les gens ont passé leur vie chez eux. Tout cela a contribué encore à ces aspirations à un cadre de vie agréable. Cela complique encore plus notre travail : cela rend attractif les villes moyennes et cela rend difficile les opérations de logements. Avec en face le modèle de « la maison avec jardin et vue sur la colline », il va falloir renforcer l’attractivité des bâtiments qui sont proposés dans le centre (prévoir énormément de lumière, des balcons), ce qui augmente le coût d’une opération.

Tous les leviers de participation sont des leviers de couture sociale pour éviter de nouvelles ruptures.

Missions Publiques : Que peut apporter une approche centrée sur les habitant-e-s comme nous le proposons à des dispositifs existants ? Comment y intégrer la participation citoyenne ?

Jean Guiony : C’est une échelle intéressante notamment pour les villes moyennes, car par rapport à l’échelle métropolitaine, vous avez une meilleure identification des élus locaux. Le lien entre la population et les élus locaux, pour peu que les ponts soient établis, est plus facile. Par ailleurs, ce sont des mailles de villes où le niveau de participation et de concertation citoyenne est encore très disparate. Pour les projets urbains, d’aménagement et de développement économique, on cherche à activer la participation de la société civile au sens large, citoyen-ne-s mais aussi tissu associatif. Nous considérons que c’est un axe transversal au même titre que la transition écologique (5). Il y aussi un contexte politique particulier depuis la crise des Gilets Jaunes. Parmi les revendications qui ont émergé de ce mouvement : un accès à une qualité urbaine, une amélioration de leur ville et de la centre-ville… Tous les leviers de participation sont des leviers de couture sociale pour éviter de nouvelles ruptures.

Sur le fond les maires sont convaincus par la nécessité de l’association des citoyen-n-es. Ils ont aussi parfois l’impression, et c’est légitime, qu’ils connaissent déjà leurs aspirations. Toute la question est donc de trouver une méthode qui soit à la fois utile aux pouvoirs politiques et effectives pour les citoyen-ne-s, une méthode d’activation de la décision. Dans certaines villes, des concertations ont été menées à l’échelle de la ville centre, ce qui correspond à un découpage électoral. Si l’on conçoit une ville par ses usagers, il faut dépasser ce cadre.

Missions Publiques : Quelle est votre vision concernant le modèle de développement des villes moyennes pour les 20 ans à venir ?

Jean Guiony : Il dépendra des stratégies qui seront retenues à la fois à l’échelle nationale et l’échelle régionale mais j’ai deux convictions très personnelles sur le sujet. Pour parler de façon très macro, la seconde partie du 20ème siècle a été un moment de croissance extensive inouï et immodéré du bâti : commerces, logements, touristique… pour les villes moyennes et leurs périphéries. Ma première conviction est donc que le 21ème siècle sera celui du recyclage de tout ce qui a été réalisé au 20e. Nous allons faire face à un nombre de friches absolument considérable là où aujourd’hui, elles sont considérées encore comme une verrue, un accident de parcours ou la fin d’une histoire industrielle…. Je pense que la friche, au sens d’un ensemble de bâtiments vacants, va devenir la dynamique normale d’un bâti en France. Le sujet numéro 1 de la revitalisation des territoires, pour les petites et moyennes villes, pour les centres anciens, est donc un sujet écologique : celui du traitement de ces friches et de sa vacance. On parle publiquement de ce phénomène de vacance commerciale depuis 8/10 ans, celui de la vacance de logements depuis une dizaine d’année également. Le traiter va demander des moyens financiers considérables. Selon les premières estimations réalisées en interne côté Etat, ce sont des montants de l’ordre des grandes politiques urbaines françaises.

Ma conviction est qu’à l’avenir, il va falloir organiser un équipement, un aménagement du territoire et des services publics qui tienne davantage compte des limites de la mobilité.

 

Ma deuxième conviction est un pari. Entre les années 1980 et 2010, vous avez 30 ans d’augmentation de la mobilité. C’est aussi 30 ans d’injonction à la mobilité : la question n’était pas tant d’équiper le territoire en services mais plutôt de rendre accessibles ces services et des emplois à la population pour que les citoyen-ne-s ne soient pas enfermé-e-s dans leur bassin d’emploi. Je pense qu’on va revenir de cette croyance, pourtant encore largement partagée. Cette ode au nomadisme se heurte à plusieurs réalités : le coût de la mobilité (comme l’ont montré les Gilets Jaunes) ; au fait que les mobilités sont aujourd’hui très largement subies (prenons par exemple la règle de Pole Emploi et la perte d’allocation après refus d’une offre répondant à ses qualifications dans un rayon de 30 km de son domicile ou bien accessible en moins d’une heure.). Il existe des gens qui veulent réussir ici et maintenant, là où ils sont. Enfin les mobilités résidentielles, qui sont encore majoritairement intra départementales, commencent à se tasser et se font de plus en plus proches (6). Il y a peut-être une prise de conscience de ce nouveau paradigme : nous devons aussi nous adapter à cette sédentarité. La DGFiP (Direction générale des finances publiques) a récemment lancé un plan de démétropolisation des services publics en relocalisant 66 antennes de la direction des finances publics, là où la dynamique était de les fermer depuis des années. 56 d’entre elles sont dans des villes Action cœur de ville ! Tout cela va avoir un impact fort sur les villes moyennes. Ma conviction est qu’à l’avenir, il va falloir organiser un équipement, un aménagement du territoire et des services publics qui tienne davantage compte des limites de la mobilité.

Pour aller plus loin :

(1) Le programme Action Cœur de Ville a été lancé en décembre 2017. Il est porté par l’ANCT, Agence nationale de la cohésion des territoires (qui a remplacé le CGET, le Commissariat général à l’égalité des territoires).
(2) Référence aux « shrinking cities », villes rétrécissantes en français, qui désigne des villes en déclin (pertes de population et d’activités et développement de la pauvreté urbaine).
(3) La loi Elan de 2018 porte évolution du logement, de l’aménagement et du numérique.
(4) Edition 2020 du Baromètre des territoires, enquête Ifop réalisée l’ANCT, Villes de France et la Banque des territoires.
(5) Le programme Action cœur de ville est construit autour de 5 axes : réhabilitation-restructuration de l’habitat en centre-ville ; développement économique et commercial équilibré ; accessibilité, mobilité et connexions ; mise en valeur de l’espace public et du patrimoine ; accès aux équipements et aux services publics.
(6) Les mobilités résidentielles en France, tendances et impacts territoriaux, rapport de l’Observatoire des territoires, 2018.

Crédit photo : ANCT

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