Où chercher la qualité de la participation citoyenne ?

Bernard Reber* a participé à l’analyse du Grand débat national, de la Convention citoyenne pour le climat et de la Convention citoyenne pour l’Occitanie. Pour le philosophe, la participation qualifiée de citoyens ou la démocratie participative ne sont pas des vaccins magiques qui préserveraient de tous les périls qui pèsent sur nos démocraties. Si elles peuvent compléter certaines promesses démocratiques, il faut encore savoir lesquelles.

Quelles sont les attentes légitimes qu’on peut avoir de ces citoyens ordinaires et que tous les autres citoyens n’auraient pas ou perdu ? En effet, ils ne sont qu’une toute petite partie des Français, ni élus, ni membres d’associations, ni experts, ni sondés, ni usagers… dont certains promoteurs de la participation oublient l’existence ou de penser la complémentarité.

De même, ces citoyens ordinaires tirés au sort sortent vite de l’ordinaire, par le fait même qu’ils acceptent de se livrer à l’expérience, ce qui constitue un premier biais. Ensuite l’analyse montre qu’ils ne sont pas si ordinaires par leurs expériences, certains sont parfois des élus, souvent des membres d’associations. Finalement, les processus d’information et de discussion auxquels ils participent, la loyauté d’association avec d’autres membres de l’assemblée les éloignent de ce qui aurait pu paraître comme une innocence d’origine garantissant une liberté de parole ou de voir plus loin. Un membre de la Convention citoyenne pour le climat s’interrogeait devant ce que ses membres étaient devenus comparés à l’ensemble des Français. En revanche, les participants à de telles expériences reconnaissent qu’ils n’auraient jamais rencontré et travaillé avec des gens aussi divers. Tous ont touché du doigt la complexité de la vie politique et les difficultés pour trancher des désaccords vifs.

Délibérer, être en désaccord, faire des choix

Si l’on laisse de côté le savant dosage de la part prise par les experts, le principal enjeu est de savoir comment participer et ce qui en garantit la qualité et la légitimité ? En effet, il ne s’agit pas simplement de faire monter en compétence un groupe hétérogène d’individus, suite à l’exposition à des savoirs très divers, et surtout au long temps d’investissement auquel la plupart des citoyens ne consentent pas. Après le temps des longues listes de propositions pour améliorer le bien-être d’une population, diminuer les gaz à effet de serre dans un esprit de justice sociale par exemple, il faut arriver à décider, faire des choix, sélectionner par des voies démocratiques face à des ensembles trop vastes, mais surtout conflictuels. Sur la base de ces désaccords et des incertitudes la délibération sur les moyens pour arriver à des fins peut alors offrir ce qu’elle a de meilleur. L’écoute et la discussion respectueuses sont des vertus de la délibération. Elles sont fort utiles à l’époque de réseaux si peu sociaux et au ton de certains échanges politiques confondant irrespect, mauvaise foi et sincérité, mais elles n’en sont pas le propre.

La délibération doit permettre de prendre en compte la difficulté du pluralisme pour des jugements collectifs et la nécessaire critique argumentée qui dépasse la critique comme défiance et le relativisme de tout se vaut. Certes on pourra toujours voter pour trancher, mais alors il n’est pas nécessaire de passer autant de temps à s’écouter et à donner des raisons, voire des arguments de ces choix. Le dernier pas est une prise en compte de la délibération comme s’appliquant à un système d’institutions où les mini-publics trouvent leur place (système délibératif). C’est vrai pour toute assemblée et pas seulement celles de citoyens tirés au sort.

* Bernard Reber est philosophe, directeur de recherche au CNRS, membre du Centre de recherches politiques de Sciences Po. Il est l’auteur notamment de La délibération des meilleurs des mondes, entre précaution et pluralisme, La démocratie génétiquement modifiée. Son prochain ouvrage Communication responsable. La délibération entre conversation et considération, ISTE, Londres, Wiley, New York, 2020.
"La délibération doit permettre de prendre en compte la difficulté du pluralisme pour des jugements collectifs et la nécessaire critique argumentée.

Crédit photo : Elise Colette

Bernard Reber

Directeur de recherche au CNRS

Converser et non se disputer

La participation exige des choix et pose de nouveaux problèmes dont les expériences récentes permettent la mise à l’épreuve. Si elles sont inédites par leur prise au sérieux au plus niveau de l’Etat et leur ampleur, le Grand débat national, foisonnant, et son symétrique inverse, la Convention citoyenne pour le climat, plus confinée et focalisée sur une seule question, elles ne font que révéler combien le chemin est long pour s’approcher des problèmes qui nécessitent la délibération. Les arguments qu’elle requiert ne sont pas à penser uniquement sous un mode antagoniste, agonistique, voire comme les arguments juridiques d’un procès. Les arguments peuvent indiquer la liste des questions auxquelles il faut répondre pour faire avancer son raisonnement, ou mieux, un raisonnement ou un jugement collectif. Non pas des arguments faits, repris dans des discours d’emprunt, mais des arguments à faire ensemble, dont plusieurs personnes, institutions, savoirs, se partagent les réponses, fussent-elles parfois dissonantes. En effet une argumentation n’est pas une démonstration. C’est bien parce que la politique n’est pas une science, mais plus qu’une science puisqu’elle peut toutes les convoquer, qu’elle use depuis ses origines démocratiques de l’argumentation.

La délibération devrait même être précédée de conversations, avec les tâtonnements et les prises de risques qu’elles autorisent quand elles sont de qualité, avant d’entrer dans des délibérations argumentées. En effet, selon Montaigne, la conversation est l’opposée de la dispute. Elle n’est pas non plus du bavardage. La conversation permet de façon moins abrupte que la délibération tout d’abord de formuler son avis avec le temps nécessaire, les hésitations. L’obligation de le faire à haute voix, littéralement de s’exprimer, tout en prenant appui sur des interlocuteurs qui cherchent d’abord à comprendre, participe à la formulation de son opinion. La conversation implique une forme de civilité. Elle réclame du temps. Si elle est bonne, elle peut même faire oublier ce temps. Le problème du manque de temps est récurrent dans les expériences de telles assemblées. De plus, parler de sujets clivants comme la politique ou de conceptions éthiques comme la justice avec des personnes qu’on ne connaît qu’à peine n’est pas facile. Si les assemblées sont vraiment diverses il y a de fortes chances pour que les avis soient opposés. Une conversation exigeante est propice à l’explicitation et à la discussion des désaccords. Elle permet de faire valoir ses désaccords de façon moins frontale. Il y a alors plus de chance d’avoir des désaccords mieux développés. On pourra ensuite embrayer sur des délibérations nourries par de vrais désaccords, accueillant les parts d’incertitudes que les conversations ne cachent pas.

Il existe un candidat plus prometteur que la délibération, parce que plus complet par sa richesse conceptuelle : la considération.

(Se) considérer

Il existe un candidat plus prometteur que la délibération, parce que plus complet par sa richesse conceptuelle : la considération. Sur un de ses pans, comme la conversation elle porte sur la façon dont on se parle, la façon dont on s’adresse aux autres. Pendant la crise des Gilets jaunes par exemple le manque de considération a souvent été déploré. Paradoxalement, cette plainte émanait parfois de personnes qui ne donnaient pas de gages pour leur façon à elles de considérer les autres. Quoi qu’il en soit la façon de s’adresser les uns aux autres importe. La considération va plus loin que le respect, par l’attention accordée. On peut d’ailleurs porter une réelle attention sans être forcément d’accord. Certains désaccords témoignent parfois d’une attention plus soutenue que des accords faciles, stratégiques ou superficiels. La considération peut alors être le résultats de cette adresse, du côté du récepteur, avec des expressions comme « j’ai été bien considéré ». Au-delà elle souligne une admiration, le mérite de « toute ma considération ».

Sur un autre pan, la considération est un examen attentif à toutes les dimensions d’un problème. On parle par exemple de considérations environnementales, éthiques, économiques, et de tout autre savoirs ou domaines. En politique des responsabilités doivent leur être associer. C’est d’ailleurs le déploiement de la carte de celles-ci qui permettent d’établir les liens pertinents avec le travail en mini-publics et les institutions existantes. La considération permet de voir large. Elle rend humble, puisque les points de vue sont restitués. Elle déconfine ces expériences qui risquent parfois de n’être que des laboratoires, tout en garantissant une réflexion sereine. Elle permet de passer de jugements hâtifs et critiques à des jugements « tout bien considéré ».

Conversation, délibération et considération, avec les promesses pratiques qu’on peut déduire de ces concepts, sont les meilleures garanties pour lutter contre la critique comme défiance, ou le ressentiment, tout en ne renonçant pas aux garanties démocratiques institutionnelles et à leur équilibre. C’est sur ces terrains là qu’une participation qualifiée de citoyenne peut tenter de compléter ce qui manquerait aux débats publics, aux sondages d’opinion ou aux débats politiques de représentants et d’élus.

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